La Fête Nationale du 25 mars
commémore le début de la Guerre d'Indépendance contre les Turcs Ottomans.
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Eugène Delacroix
La Grèce mourante sur les ruines de Missolonghi
1827
Musée des Beaux-Arts de Bordeaux
Qu'est la Grèce en 1821 quand commence l'insurrection ? Rien, elle n'existe pas, et elle n'a jamais existé en tant qu'entité politique : en revanche, il y a les Grecs, population de langue grecque et de religion orthodoxe, vivant depuis des millénaires dans la zone géographique appelée Grèce, mais également disséminés - et en nombre plus important - sur tout le territoire de l'Empire Ottoman* : Pont-Euxin, Cappadoce, Istanbul, Turquie d'Europe, Smyrne, Alexandrie... (*pour le dire rapidement : ex empire Byzantin, lui-même héritier de l'Empire Romain d'Orient, lui-même établi sur le teritoire conquis par Alexandre Le Grand)
Ces Grecs, reconnus en tant que tels par le Sultan dont ils sont les sujets, forment un milliet * *(une "nation" dans le langage de l'époque) placé sous la responsabilité et l'autorité du Patriarche de Constantinople. En tant que non-musulmans, ils sont des sujets de seconde zone, soumis à diverses mesures vexatoires (habillement, prosternation devant les musulmans etc), à l'arbitraire du pouvoir (déplacement de populations, enlèvement des femmes et des enfants par exemple) et à un impôt capital (par tête) le haratsi / χαράτσι : c'est ce nom que les Grecs, aujourd'hui, ont donné à la taxe qui leur est imposée via leur facture d'électricité...
Ils sont - officiellement - appelés raïas / ραγιάδες : ce mot vient de l'arabe et signifie troupeaux (de moutons si je ne me trompe). Cette appellation sera abolie par un décret du Sultan en 1856 et dès lors considérée comme étant une injure discriminante.
Il n'y a pas une condition unique et uniforme pour tous ces Grecs : cela dépend de la zone géographique où ils vivent, de leur origine et condition sociale, du métier, du niveau des connaissances et de la mentalité de leur entourage ottoman etc. Le Sultan trouve ses traducteurs, diplomates, lettrés, administrateurs, "ingénieurs", stratèges et autres dans les populations non-musulmanes, notamment chez les Grecs.
Cet empire entretient des relations diplomatiques et commerciales avec l'Europe qui en profite (abuse ?) largement : en effet, depuis le XVIème siècle, grâce aux Capitulations qui accordent privilèges et avantages commerciaux aux Européens, le commerce extérieur leur appartient dans sa quasi totalité.
Au cours du XVIIIème siècle, le monde change, s'ouvre et s'élargit : les contacts entre les Grecs et les Occidentaux se font plus nombreux, Le commerce maritime ottoman est en effet de plus en plus aux mains des Grecs. La conséquence de cet enrichissement ne se fait pas attendre : les écoles grecques se développent partout, les fils de famille vont étudier dans las capitales étrangères, le livre se répand, les Lumières (Montesquieu, Rousseau, Voltaire) se propagent, notamment dans les sociétés secrètes dont la plus connue, qui sera aussi la plus efficace de par ses larges réseaux, est la Filiki Etairia / Φιλική Εταιρία, Société des Amis, fondée à Odessa, en 1814, par trois employés de commerce : Skoufas d'Arta, Tsakalov de Ioannina et Xanthos de Patmos.
Les nouveautés de cette révolution des esprits, inspirée des idéaux de 1789, et qui deviendra, elle aussi, révolution tout court, sont, d'une part, l'aspiration à la liberté contre le despotisme absolu et d'autre part, la "Grèce" (il faudrait dire Hellade), en tant qu'incarnation de l'Hellénisme antique avec ses valeurs centrées sur l'Homme, avec ses réalisations exceptionnelles, et qui fut et est par là-même source d'inspiration et d'imitation pour les Européens. Ce Philhellénisme*** occidental en donnant aux Grecs une image autre que celle de sujets méprisés et d'Orientaux, nourrit, voire exalte le sentiment national qui, jusque là, s'incarnait dans l'Orthodoxie.
Si cette nouvelle donne est un danger évident pour le Sultan, elle "désoriente" les Européens et les Russes dont les intérêts se voient menacés par cette situation inédite fort embarrassante. Difficile pour les Russes de ne pas aider leurs "frères" orthodoxes, tout en songeant à exploiter au mieux la situation et satisfaire leurs visées expansionnistes, et difficile pour les puissances chrétiennes de ne pas aider d'autres Chrétiens à se libérer du joug musulman, bien que, entre Catholiques et Orthodoxes, il n'y ait jamais eu de grande amitié...
Toujours est-il que les Grandes Puissances se décideront à soutenir l'insurrection grecque, avec plus ou moins d'ardeur et de constance, selon les circonstances du moment et les revirements de sens que semble prendre l'Histoire, sans cesser de vendre des armes au Sultan et à son grand allié, le Pacha d'Egypte, c'est-à-dire en s'efforçant prioritairement de préserver voire d'accroître leurs intérêts commerciaux et géo-stratégiques. C'est ainsi qu'un peu plus tard, en 1878, l'Angleterre, à la barbe des Français et des Russes, obtiendra du Sultan la mainmise sur Chypre... C'est ainsi que l'on "pacifie"...
Sans l'aide étrangère, si importante par ailleurs que fut la participation financière des notables et commerçants grecs de la diaspora, il eût été impossible pour les Grecs de mener une guerre aussi longue (1821 -1832) et aussi coûteuse : ils seront donc financièrement aidés, à des taux et conditions évidemment peu "amis", par l'Angleterre en particulier...
Il serait trop long (suite le 25 mars 2014?!) de rendre compte de cette décennie de luttes sanglantes - dont des guerres intestines à répétition - au terme desquelles, par le Traité de Constantinople en 1822, fut créé un Etat grec, garanti par les trois Grandes Puissances "Protectrices". Il va - malheureusement - sans dire que les responsables Grecs n'eurent pas leur mot à dire : ni sur les frontières géographiques dudit Etat, ni sur la forme de gouvernement, alors qu'ils avaient élaboré des constitutions et avaient opté pour une République, ni, une fois la monarchie absolue décrétée par les Protecteurs, sur le choix du souverain. Le Royaune de Grèce sera confié à Othon de Bavière, 17 ans, c'est-à-dire à ses régents bavarois.
Dès le départ, l'Etat est donc grevé de dettes et écrasé par les remboursements à effectuer : il y a non seulement l'emprunt anglais, mais il faut aussi payer une indemnité au Sultan du fait de l'amputation subie par son Empire, et, pour que l'Etat, créé ex nihilo, fonctionne, il a besoin de finances, et doit donc contracter un nouvel emprunt...
Dès 1837, les remboursements se raréfient, et en 1843, c'est le "défaut". Se met alors en place une "troïka" représentant les trois puissances protectrices pour élaborer un "plan de sauvetage"...
Il est facile d'ironiser sur l'insolvabilité "génétique" de la Grèce, comme l'a fait la presse française, par ignorance des circonstances historiques de la naissance de l'Etat grec ou tout simplement par désintérêt pour ce petit pays qui, horreur, a mis la zone euro en péril ! (Ces jours-ci, c'est la toute petit Chypre...)
L'Etat grec n'est rien d'autre qu'un "Etat-croupion", que les Grandes Puissances ont bâti selon leurs intérêts, et ont délibérement voulu petit (ne pas dépasser la ligne Arta - Volos), pauvre et faible (qui ne soit pas un concurrent), sans se soucier de sa viabilité : ce n'était pas le sujet...
Cet Etat doit aussi faire face à des dépenses militaires très lourdes, en prévision des combats à venir : en effet, il ne peut être question de renoncer aux territoires peuplés majoritairement de Grecs : Thessalie, Macédoine, Thrace, Crète, voire Constantinople et l'Asie Mineure.
Le Royaume de Grèce est donc le premier Etat indépendant des Balkans : une toute petite parcelle du territoire impérial ottoman, d'une superficie de 48 000km2, soit le tiers du territoire hellénique actuel (131 990km2) En 1836, on compte 756 000 habitants. Mais cette population ne représente qu'une petite partie du "peuple grec" établie sur le territoire ottoman. Ces populations jouent un rôle économique majeur dans l'Empire et elles vont, souvent, aider le nouvel Etat. Il en va de même pour la dispora établie Londres, Paris, Vienne, Bucarest, Odessa etc.
La partie continentale de la Grèce libérée, essentiellement agricole (vigne et oliviers) est complètement sinistrée. En 1833, Athènes n'est qu'une bourgade en ruines : c'est pour son passé prestigieux qu'elle est finalement choisie comme capitale du Royaume au lieu de Nauplie qui fut la 1ère capitale.
Un dernier mot sur les "anciens combattants" qui se battirent "comme des lions" : aucune reconnaissance de la part des bavarois, ils ne sont pas intégrés dans la nouvelle armée, n'ont aucune solde, et sont considérés comme des rustres malpropres, mis à la porte des bureaux quand ils viennent demander leur dû, et renvoyés dans leurs campagnes...
Nous avons des témoignages sur ce sujet, et le plus émouvant et le plus fort est certainement celui du Général Makriyannis (1797-1864) qui, sur le tard, à 32 ans, apprit à écrire, pour raconter dans ses Mémoires / Απομνημονέυματα ses combats pour la Liberté et ses désillusions.
"Ce que je note, je le note parce que je ne puis supporter de voir l’injustice étouffer la justice. C’est pour cela que j’ai appris, dans ma vieillesse, à tracer ces lettres mal dégrossies parce que, enfant, je n’ai pu étudier : j’étais pauvre, je travaillais comme domestique."
"Quelle récompense, les disciples des Grecs illustres de l’Antiquité, les Européens, nous ont-ils donné à nous, leurs descendants ? Une école de fausseté et de corruption. Vous êtes à l’origine de nos rivalités de parti : l’anglais nous veut anglais, le français français, le russe russe. Chacun de vous s’est servi, aucun grec ne vous échappe. Nous sommes devenus vos danseuses. Et vous venez nous dire que nous ne sommes pas dignes de la liberté, parce que nous n’avons pas encore la chance d’en jouir. L’enfant n’a pas la sagesse infuse à la naissance ; il a besoin d’hommes instruits pour l’aider à progresser et à mûrir. Mais vous, avec toute votre instruction et votre morale, regardez ce que vous avez fait de nous, pauvres malheureux".
"Bien des savants écrivent sur la Grèce, bien des journalistes informés, grecs et étrangers. Une seule raison m’a incité à écrire, moi aussi : c’est que nous avons tous notre place dans cette patrie, savants et ignorants, riches et pauvres, civils et militaires, jusqu’aux plus humbles des hommes. Nous qui avons lutté – chacun comme il a pu - nous avons à vivre ici. Nous avons été tous à la peine, que tous ensemble nous gardions aussi notre patrie et que le puissant ne dise pas « moi » ni le faible. Savez-vous quand on peut dire « moi » ? quand on a lutté seul et qu’on a construit ou détruit : mais quand beaucoup luttent et construisent, alors ils disent « nous ». C’est au « nous » que nous en sommes, pas au « moi »."
Général Makriyannis, Mémoires Traduction de Denis Kohler et Introduction de Pierre Vidal-Naquet, Ed.Albin Michel, 1987
** Il en est de même pour les Juifs, les Arméniens et les "Francs" de l'Empire Ottoman.
*** Philhellénisme : à double tranchant ( il faudrait écrire un article sur ce sujet très complexe)
Pour en savoir plus :
La bibliographie en français sur l'histoire grecque contemporaine est remarquablement indigente...
Joëlle Dalègre Grecs et Ottomans (1453 - 1923) de la chute de Constantinople à la disparition de l'empire Ottoman
Ed. L'Harmattan, 2002.
M.R.